Directement du blog de Terence Tao, un des meilleurs mathématiciens de nos jours et Médaille Fields en 2006, une opinion sur un problème qui souvent décourage les gens de faire des mathématiques.
La réponse est non, absolument pas. Apporter des contributions belles et utiles aux mathématiques nécessite de beaucoup travailler, de se spécialiser dans un domaine, d’apprendre des choses dans d’autres domaines, de poser des questions, de parler aux autres mathématiciens, et de réfléchir aux grandes lignes du paysage mathématique considéré. Et oui bien sûr, une intelligence raisonnable, de la patience, de la matûrité sont aussi nécessaires. Mais en aucun cas on aurait besoin de posséder une sorte de gène magique du génie mathématique ou d’autres super-pouvoirs, qui inspireraient spontanément, et à partir de rien, des idées profondes ou des solutions totalement inattendues à des problèmes.
L’image du génie solitaire est complètement à côté de la plaque
L’image d’Epinal du génie solitaire (et sans doute complètement fou) – qui ignore tout de la littérature et des autres connaissances conventionnelles et qui parvient par je ne sais quelle inspiration inexplicable (gonflée sans doute par un brin de souffrance exaltée) à trouver une solution à couper le souffle à un problème qui jusque là
déroutait tous les experts – est charmante et romantique, mais elle est complètement à côté de la plaque, du moins dans le monde des mathématiques modernes. Certes, il arrive parfois qu’il y ait des résultats et des idées spectaculaires, profondes et remarquables, bien sûr, mais ils sont arrachés aux années, aux décennies ou même aux
siècles de travail régulier et d’avancées de beaucoup de grands mathématiciens : passer d’une étape de compréhension à la suivante peut être hautement non-trivial, et parfois même plutôt inattendu, mais quoi qu’il en soit, cela repose plus sur la fondation de travaux antérieurs que sur du totalement neuf (par exemple c’est le cas pour le travail de Wiles sur le dernier théorème de Fermat , ou celui de Perelman sur
la conjecture de Poincaré ).
En fait, je trouve que la réalité de la recherche mathématique aujourd’hui – dans laquelle les avancées se font naturellement comme l’aboutissement de dures années de travail, dirigées par l’intuition, la littérature, et un poil de chance – est bien plus satisfaisante que l’idée romantique que j’en avais autrefois étant étudiant en mathématiques, progressant essentiellement grâce aux inspirations mystiques de quelques rares lignées de « génies ». Ce « culte du génie », de fait, pose un certain nombre de problèmes, puisque personne n’est capable de produire ces (très rares) inspirations sur quelque sujet que ce soit avec un taux d’erreur correct. (Si quelqu’un prétend le
contraire, je vous recommanderais le plus grand scepticisme.) Essayer de se comporter de cette impossible manière peut rendre certaines personnes excessivement obsédées par les « grands problèmes » ou les « grandes théories », elle peut faire perdre à d’autres le sain scepticisme sur leur propre travail ou sur leurs outils, et elle peut
décourager d’autres encore de travailler dans les mathématiques. De plus, attribuer le succès au seul talent inné (qui est hors contrôle) plus que sur l’effort, l’organisation, la formation (qui sont sous contrôle) peut aboutir à d’autres problèmes encore.
C’est une erreur courante de confondre qualité absolue et qualité comparée
Bien sûr, même si on rejette la notion de génie, on ne peut pas nier le fait qu’à chaque instant, certains mathématiciens sont plus rapides, plus expérimentés, plus érudits, plus efficaces, plus soigneux, ou plus créatifs que d’autres. Pourtant, cela n’implique pas que seuls devraient faire des mathématiques les mathématiciens les
meilleurs ; c’est une erreur courante de confondre qualité absolue et qualité comparée. Le nombre de domaines intéressants de recherche mathématique et de problèmes à résoudre est vaste – bien plus vaste que ce qui pourrait être couvert en détail par les seuls mathématiciens les « meilleurs », et parfois les outils et les idées que l’on peut avoir parviennent à trouver quelque chose que les autres bons mathématiciens auraient regardé de trop loin, sans compter sur le fait que même les plus grands mathématiciens ont toujours des faiblesses dans certains aspects de leur recherche mathématique. À partir du moment où l’on a une formation, de la motivation, et du talent en quantité raisonnable, il y aura toujours une part des mathématiques où l’on pourra faire une contribution solide et utile. Il se peut que ce ne soit pas la partie
des mathématiques la plus prestigieuse, mais en fait ça a tendance à être plutôt sain ; dans pas mal de cas l’application d’une technique ordinaire dans un certain sujet peut s’avérer être en fait plus importante que les sujets à la toute pointe. Aussi, il est nécessaire de commencer à se faire les dents sur les parties moins glamour d’un
domaine avant de se lancer dans de quelconques recherches sur les problèmes connus ; jetez un oeil sur les premières publications de n’importe quel grand mathématicien d’aujourd’hui et vous comprendrez ce que je veux dire.
L’excès de pur talent peut finir par être dangereux
Dans certains cas, assez paradoxalement, l’excès de pur talent peut finir par être dangereux dans le développement mathématique de certains chercheurs à long terme ; si les solutions des problèmes viennent trop facilement, par exemple, on peut alors mettre trop peu d’énergie à travailler dur, à poser des questions naïves, ou à élargir son champ de connaissance, et cela peut entraîner la stagnation des compétences. Aussi, si on est habitué au succès facile, sans doute ne développe-t-on pas la patience nécessaire pour s’attaquer aux problèmes vraiment difficiles. Le talent est important, bien sûr; mais savoir le développer et le nourrir est encore plus important.
Il est bon aussi de se souvenir que les mathématiques, au niveau professionnel, ne sont pas un sport (contrairement aux compétitions de mathématiques). L’enjeu en mathématiques n’est pas d’obtenir le meilleur classement, la meilleure note, ou le plus grand nombre de prix et de récompenses; mais c’est plutôt d’accroître sa compréhension des mathématiques (à la fois pour soi-même, pour les collègues et pour les étudiants), et de contribuer à son développement et à ses applications. Pour tout cela, les mathématiques ont besoin de toutes les bonnes volontés possibles.
Traduit à partir de la version originale en anglais avec l’autorisation de l’auteur.
Leave a Reply